Rapport final

Les institutions de la sécurité et le printemps arabe : Évaluation des répercussions

Les 21 et 22 mars 2012 au Collège des forces canadiennes (CFC), le Centre des études sur la sécurité nationale (CESN) et le Collège de défense de l’OTAN (NDC) à Rome ont accueilli un symposium intitulé Les institutions de la sécurité et le printemps arabe : Évaluation des répercussions. Ce symposium bilingue avait pour objet d’examiner les répercussions à grande et à petite échelle que les révolutions connues sous le nom de « Printemps arabe » ont eues sur la région du Moyen-Orient dans son ensemble. Le Printemps arabe ayant fait voler en éclats un bon nombre d’hypothèses en matière de sécurité et de politique concernant la région, le symposium visait à examiner et à approfondir de nouveaux paradigmes en ce qui a trait au rôle des forces et des institutions de la sécurité dans ces pays, tant à l’échelle nationale que régionale. Le symposium se composait de six groupes d’experts et d’une séance finale traitant des répercussions pour les opérations canadiennes actuelles.

En portant sur le thème général du Printemps arabe, ce symposium différait de la plupart des conférences qui ont eu lieu récemment, parce qu’il ciblait l’évolution des institutions de la sécurité. À vrai dire, un bon nombre d’événements organisés durant l’année dernière avaient mis l’accent sur divers aspects du remaniement géopolitique auquel fait face le Moyen-Orient. Mais, comme l’a souligné récemment un rapport du Service canadien du renseignement de sécurité, le milieu de la recherche ignore encore presque tout des répercussions de ces transformations sur les armées et les forces de sécurité des pays de la région et de l’extérieur de la région. Ce symposium avait pour but de combler cette lacune en examinant un aspect crucial du Printemps arabe ainsi que son application, non seulement à l’égard de la région, mais aussi pour les pays membres de l’Organisation du Traité de l'Atlantique Nord (OTAN).

Groupe d’experts 1 : L’Égypte – Pays catalyseur

Les travaux du premier groupe d’experts de la conférence comprenaient deux présentations sur le rôle de l’Égypte à titre de « pays catalyseur » dans le cadre du Printemps arabe. Ces deux présentations mettaient en relief la nature complexe des relations civilo-militaires dans le pays. Pendant les manifestations contre le régime, l’armée égyptienne s’est démarquée à titre de « protectrice du peuple » et n’a pas sévi contre les civils qui manifestaient, ce qui a été attribué au fait que des liens solides s’étaient établis entre l’armée et le peuple à travers l’histoire, puisque la plupart des familles de classe moyenne ou inférieure comptent au moins un membre dans l’armée. En ce sens, l’armée a joué activement un rôle de mobilisation au sein des classes moyenne et inférieure dans le pays, où elle a été perçue comme un prestataire de services.

La première présentation traitait du rôle de l’armée égyptienne, tant avant qu’après les soulèvements contre le régime survenus en janvier 2011 et la démission éventuelle du président égyptien, Hosni Moubarak. En s’efforçant de répondre à la question « après tout, c’est à qui cette armée? », le conférencier a décrit les précédents historiques de l’armée en tant qu’outil de légitimation et de formation politiques, ainsi que son rôle de « protectrice nationale ». Pendant la révolution, l’idée que l’armée jouait un rôle de protection a été renforcée par la perception selon laquelle elle avait désobéi aux ordres de Hosni Moubarak à savoir, de sévir contre les manifestants. Le conférencier a fait valoir que l’armée égyptienne avait perçu cette idée à contrecœur et qu’elle avait pris le pouvoir afin de rétablir la stabilité. Après la démission du président Moubarak, l’armée a conçu une feuille de route en vue d’assurer le transfert de la démocratie et de se retirer du pouvoir.

Le conférencier a évoqué les craintes que le Conseil suprême des forces armées (CSFA) ne tente d’implanter son pouvoir, plutôt que de prendre les mesures nécessaires à une véritable transition vers la démocratie. Certains ont dit craindre que l’armée ne tente de rester un acteur politique au lieu de transmettre le pouvoir à un gouvernement islamiste. Selon le conférencier, l’armée s’est efforcée de maintenir un équilibre délicat dans la transition de l’autocratie à la démocratie. Tout en concédant qu’une organisation militaire n’est guère « l’instance démocratique la plus naturelle », il a montré qu’en juin 2012, l’armée était en voie de transmettre le pouvoir. Bien que des difficultés se soient posées, telles que les propositions constitutionnelles du CSFA que beaucoup ont taxées d’anti-démocratiques, le conférencier a brossé le tableau d’un pays en évolution et d’une armée s’efforçant de son mieux de gérer une transition difficile vers la démocratie.

Selon le conférencier, il est probable qu’après juin 2012 l’armée conservera son rôle de « garante de la stabilité » dans le pays, ce qui, à son avis, est conforme à la place qu’elle a occupée dans l’histoire du pays et que l’avenir de l’Égypte ne peut pas être séparé de ses réalités historiques. La forme que prendra le rôle de l’armée est encore incertaine, bien que le conférencier ait mentionné que le modèle turc de la démocratie pourrait être envisagé pour l’avenir.

La deuxième présentation traitait de la dynamique du pouvoir émergent en Égypte et dans l’ensemble du Moyen-Orient en ce qui concerne le gouvernement des États-Unis. La conférencière a fait valoir qu’un amalgame complexe de développements intérieurs et régionaux ont érodé les relations traditionnellement solides entre l’Égypte et les États-Unis. Tout en qualifiant les relations égypto-américaines d’« investissement dans la stabilité régionale », la conférencière a d’abord décrit brièvement les relations historiques entre les deux pays, pour examiner ensuite les défis actuels. À travers l’histoire, l’armée a joué un rôle d’intermédiaire dans les liens étroits qui unissaient l’Égypte et les États-Unis, en raison de l’accord d’aide militaire de longue date entre ces deux pays. Dans la foulée de la révolution, le rôle accru du CSFA dans le pays a suscité des préoccupations de la part des États-Unis. Selon la conférencière, du point de vue des États-Unis, la relation historique avec l’armée égyptienne était née d’un besoin, puisque l’armée était perçue comme étant moins corrompue par rapport aux autres institutions dans le pays. Compte tenu de la transition lente et non transparente vers la démocratie réalisée par le CSFA, les États-Unis commencent à remettre en question le rôle que joue l’armée dans le processus ainsi que ses intentions à cet égard.

La conférencière a décrit les deux rôles possibles de l’armée dans l’avenir de l’Égypte : un rôle accru fondé sur le modèle de gouvernance turc, selon lequel l’armée manipulerait les principes constitutionnels afin de garder le contrôle et de remplir les fonctions de garante de la stabilité, ou un second rôle, selon lequel l’armée se retirerait de l’arène politique à la suite des élections, afin d’éviter d’assumer la responsabilité de l’instabilité découlant de la gestion des problèmes économiques et de la dette de l’Égypte. De façon générale, la conférencière a évoqué le rôle du CSFA à titre d’organisation qui s’efforce d’équilibrer les tensions politiques en maintenant l’existence de plusieurs centres de pouvoir, ce qui a causé des difficultés aux États-Unis lorsqu’ils ont tenté de tirer parti du pouvoir dans le pays. Cependant, cette situation est attribuable au fait que l’Égypte en est à redéfinir son rôle, tant à l’intérieur du pays que sur la scène internationale. En dernier ressort, la conférencière brosse le tableau d’un pays en évolution, qui noue de nouvelles alliances. À l’avenir, les pays occidentaux constateront un accroissement de la concurrence pour l’exploitation du pouvoir au pays et, par ailleurs, le rôle de l’armée dépendra de nombreux facteurs, dont notamment l’influence des Frères musulmans, des salafistes, de l’Iran et de la Syrie. Sur le plan des relations égypto-américaines, la conférencière a affirmé que les États-Unis commencent à éprouver une certaine lassitude envers l’Égypte, mais qu’ils n’entretiennent aucune illusion quant au fait qu’elle compte sur l’aide militaire des États-Unis. La position actuelle des États-Unis est que l’aide future est subordonnée au fait que l’Égypte doit respecter son accord de paix avec Israël et assurer la transition démocratique du pouvoir du CSFA vers un gouvernement civil.

Groupe d’experts 2 : L’Iran et le Liban – Les acteurs chiites 

Le deuxième groupe d’experts s’est concentré sur les rôles de l’Iran et du Liban dans la région et sur les réactions des forces armées de ces deux pays devant la dynamique émergente dans la région.

La première conférencière a commenté le rôle particulier que joue le Liban dans l’environnement géostratégique du monde arabe. Situé à l’intersection d’un bon nombre de conflits au Moyen-Orient, ce pays a été fondé au titre d’un accord de partage du pouvoir entre les musulmans sunnites et les chrétiens. En vertu de cette entente, les chiites se sont retrouvés dépourvus de voix politique. La guerre civile qui a duré de 1975 à 1990 a jeté une ombre sur le pays. Au cours de cette période, l’armée libanaise est restée à l’écart en raison de son caractère multiethnique. La décision de l’armée de ne pas s’engager dans le conflit a engendré l’idée selon laquelle l’armée libanaise ne devait pas intervenir dans les conflits entre les sectes.

Sous l’angle des répercussions du Printemps arabe sur le Liban, la conférencière a fait valoir que ce pays a été touché par le Printemps arabe « plus tard dans le processus » par rapport à bon nombre d’autres pays arabes, en raison du fait qu’il est doté d’un régime démocratique. La conférencière a également soutenu que le mouvement avait pris une forme différente dans ce pays, étant donné que la colère du peuple à l’égard de la pauvreté et du sous-développement est, au lieu, directement tournée vers les conflits dans la région, plutôt que de cibler un pouvoir autoritaire. L’une des principales questions dont la conférencière a souligné l’importance pour le Liban est celle de la Syrie, car la société libanaise est fortement divisée sur cette question. Le soutien du Hezbollah au régime Assad a provoqué la division au pays et risque de le plonger dans un conflit. Quant au rôle que l’armée pourrait jouer dans ce scénario, la conférencière a fait valoir que l’incapacité de l’armée à se mettre d’accord sur les questions du panarabisme, de la Syrie et d’autres enjeux fondamentaux continue d’entraver sa capacité de jouer un rôle de cohésion. En ce sens, l’armée a de la difficulté à se retrouver dans les rouages complexes des divisions démographiques et politiques au sein de la société libanaise. C’est la raison pour laquelle les politiciens craignent de recourir à l’armée. En dernier ressort, la conférencière a soutenu que toutes les prévisions concernant le rôle futur des forces armées au Liban sont purement spéculatives, puisque l’armée se trouve dans une position telle qu’elle ne peut intervenir que sous les directives du gouvernement. Cependant, comme le gouvernement hésite à utiliser l’armée pour régler des questions intérieures litigieuses, celle-ci est peu susceptible d’entrer en jeu.

La deuxième présentation traitait des répercussions du Printemps arabe sur le régime politico-militaire de l’Iran, et plus particulièrement sur le corps des Gardiens de la révolution islamique (CGRI ou Pasdarans). Historiquement, ce groupe a joué un rôle idéologique au pays en faisant office de « gardiens de la révolution » et de la République islamique. En retraçant le rôle historique du CGRI jusqu’à aujourd’hui, le conférencier a expliqué que ce groupe a traversé une période de « professionnalisation » tout au long des années 1980 et 1990. Comme ils ont pris le pouvoir durant cette période, l’élection du président Ahmadinejad en 2005 a dénoté le pouvoir du mouvement conservateur et du CGRI au pays. Tout au long de 2004-2005, les Gardiens ont fait campagne afin de marginaliser les autres groupes à l’intérieur du régime et ont acquis plus de force et d’influence au sein du régime iranien.

En plaçant le CGRI dans le contexte du Printemps arabe, le conférencier a souligné les élections de 2009 en Iran et la répression du Mouvement vert à titre de première véritable épreuve de l’influence politique du CGRI au sein de la République islamique. Au cours de cette période, le CGRI a démontré sa capacité de mener des opérations nationales et de s’adapter aux défis que pose l’environnement. Le conférencier a également soutenu que cette question constituait une victoire politique pour les Pasdarans, puisqu’elle a démontré leur capacité de « protéger le régime » et de contribuer à renforcer leur puissance au sein du complexe militaro-industriel de l’Iran. En 2011, le CGRI est parvenu à raffermir encore son pouvoir en limitant le mouvement prodémocratique en Iran. Les Pasdarans ont pu tirer profit de la crise en accroissant leur influence et leur contrôle sur les pouvoirs exécutif, judiciaire et législatif du pays.

Pour ce qui est de l’avenir, le conférencier soutient que le CGRI a été encouragé par ses victoires intérieures et qu’il cherchera probablement à exercer une plus grande influence sur la politique extérieure de l’Iran et sur le développement d’un réseau pro-iranien dans la région, surtout dans les pays voisins tels que l’Iraq et la Syrie. Il a affirmé que le CGRI n’a jamais été plus fort ni plus influent, mais que, paradoxalement, son pouvoir accru risque de nuire à son organisation à long terme, puisque le régime se durcit et s’isole, ce qui entraîne une diminution de son influence régionale. Le conférencier a soutenu que, derrière une façade théocratique, le régime de l’Iran se militarise et que l’ascension des Pasdarans a accéléré ce processus. Dans ce contexte, on peut s’attendre à ce que l’Iran devienne de plus en plus isolé et qu’il puisse éventuellement perdre son statut de puissance régionale.

Groupe d’experts 3 : Israël – L’observateur silencieux

Le troisième groupe d’experts de ce symposium a examiné la stratégie israélienne confrontée aux forces dynamiques changeantes de la région. Dans le cadre de la première présentation, le conférencier a commenté la réaction des Forces israéliennes de défense (IDF) face au Printemps arabe, qu’il a qualifiée de stratégie « attentiste ». Le bouleversement occasionné par le Printemps arabe a entraîné un bon nombre de glissements du rapport des forces dans la région et, à l’intérieur du pays, les IDF ont été stimulées à l’idée d’une participation à une guerre traditionnelle ou « réelle ». En réponse au Printemps arabe et à la perspective d’une guerre, les IDF ont commencé à revenir aux tactiques militaires plus conventionnelles, plutôt qu’aux tactiques de guerre non conventionnelle qu’elles avaient mises au point auparavant. Le conférencier a soutenu que ce glissement n’a pas nécessairement joué en faveur des IDF, puisque les tactiques de guerre non conventionnelle se sont avérées avantageuses pour elles. Il a soutenu que ce changement stratégique est étroitement lié aux rapports difficiles de la Tsahal avec la guerre non conventionnelle et au fait que les IDF continuent de voir la guerre de façon conventionnelle. En ce sens, il a fait valoir que les IDF et Israël ne comprennent pas vraiment l’idée que « la guerre est politique ».

Au moyen d’un cadre néo-institutionnel ayant pour objet de donner un aperçu de la stratégie des IDF, le conférencier a expliqué que lorsque celles-ci ont modifié leurs tactiques en fonction des besoins de la guerre non conventionnelle, les valeurs que les IDF et le public associaient à la guerre sont restées identiques. Il en a résulté un affaiblissement de la place des IDF dans la société israélienne. De plus, les tactiques de guerre d’Israël ont tendance à privilégier fortement les solutions axées sur la technologie, permettant ainsi d’atteindre des objectifs militaires de manière conven-tionnelle et de réduire le nombre de victimes, et ce, en raison du faible degré de tolérance à l’égard des pertes en Israël. En tenant compte du fait que ces facteurs s’ajoutent aux étroites relations civilo-militaires dans le pays, le conférencier a soutenu qu’Israël a suivi une stratégie militaire à courte vue.

Il s’ensuit du Printemps arabe que les IDF prisent le « retour » des ennemis traditionnels et de la guerre « réelle » associée à une Égypte moins compatissante et à une Syrie militante. Parallèlement, les IDF doivent maintenir leurs pratiques de guerre non conventionnelle contre l’Iran. Le conférencier a fait valoir que cette dichotomie pourrait se traduire, pour les IDF, par un manque d’intérêt à élaborer une véritable approche stratégique, ce qui aura vraisemblablement pour effet d’enraciner dans la conscience de celles-ci l’idée d’une guerre « réelle » conventionnelle. Il a soutenu qu’en dernier ressort, cela pourrait avoir pour conséquence qu’Israël recherchera des liens bilatéraux et multilatéraux plus forts avec les autres pays membres de l’OTAN et s’efforcera de renforcer ses liens avec les États-Unis, en vue de promouvoir ses capacités technologiques. En guise de solution, le conférencier a proposé que les pays membres de l’OTAN offrent aux IDF un statut comparable à celui dont jouit l’Australie dans ses relations avec l’OTAN, en misant sur les liens bilatéraux existants.
Le deuxième conférencier a examiné les considérations stratégiques de haut niveau de l’État d’Israël devant les révolutions découlant du Printemps arabe. En faisant valoir que l’année 2011 avait eu pour effet de changer un bon nombre d’hypothèses ayant trait à la dynamique du pouvoir dans la région, il a souligné que la perte de l’Égypte à titre d’alliée fiable a forcé Israël à revoir sa stratégie et son budget de défense. Il a soutenu qu’Israël pourrait être obligé d’abandonner ses projets visant à abréger la durée de la conscription et d’élaborer une stratégie à l’égard d’un État égyptien émergent et éventuellement inamical. Le conférencier a aussi commenté le rôle de la Jordanie dans la région. Il n’était pas d’accord avec le point de vue selon lequel ce pays pourrait éventuellement remplacer l’Égypte à titre de médiatrice des États-Unis dans la région du Moyen-Orient. Il a ajouté que la Jordanie a établi des relations avec la collectivité militaire et la collectivité du renseignement et qu’elle ne possède pas les liens politiques nécessaires pour promouvoir la paix dans la région.

Le conférencier a également examiné l’attitude d’Israël envers la famille du président Assad. À son avis, celle-ci constitue, du point de vue israélien, un régime relativement stable « qui ne semblait pas désirer le plateau du Golan à ce point », nonobstant ses antécédents de longue date avec le Hezbollah. En terminant, le conférencier a soutenu que le Printemps arabe a suscité beaucoup d’incertitude pour Israël et que ce dernier préférerait sans doute que les dirigeants d’avant la révolution soient encore au pouvoir, puisqu’ils représentaient au moins un minimum de certitude et de stabilité.

Groupe d’experts 4 : La Turquie – L’élément imprévisible

Le quatrième groupe d’experts de la conférence a commenté le rôle de la Turquie dans le Printemps arabe, un pays qu’il a qualifié d’« élément imprévisible ». Pour certains autres groupes d’experts, la Turquie était vue comme un modèle pour les autres pays du Moyen-Orient, étant donné que le Premier ministre Erdoğan est très populaire, que l’économie est passablement développée, que le pays est parvenu à établir un juste équilibre entre la laïcité et l’islamisme et qu’il possède une solide politique étrangère autonome.

Le premier conférencier s’est penché sur l’idée selon laquelle la Turquie est un modèle de gouvernance. Il a soutenu que ce pays ne constitue pas le type de modèle de rôle que beaucoup y voient. Il a examiné le rôle de la religion dans la démocratie, en faisant valoir qu’il n’est pas possible d’avoir en place une véritable démocratie à moins de pouvoir exclure la religion de la sphère politique. Au moyen d’indicateurs quantitatifs de l’état de la santé d’une démocratie, y compris la participation, le pluralisme et l’imputabilité, le conférencier a soutenu que la démocratie turque a régressé à certains égards. Il a notamment souligné le fait que beaucoup de généraux turcs sont actuellement emprisonnés pour avoir tenté de renverser le gouvernement islamique. À son avis, les raisons pour lesquelles la Turquie est vue comme un « modèle » seraient mal définies et fondées uniquement sur le fait qu’il s’agit d’une démocratie islamique.

Le deuxième conférencier a parlé du rôle particulier que l’armée turque a joué dans la modernisation de la Turquie, où elle assume, selon la constitution, un rôle spécifique consistant à protéger le pays, tant à l’intérieur qu’à l’étranger. Le conférencier a aussi commenté la montée du parti de la justice et du développement (AKP), en examinant son rôle dans la libéralisation de l’économie, la libération des médias et sa position favorable à l’Union européenne (UE). D’après le conférencier, avec la montée de l’AKP le rôle de l’armée à titre de force de modernisation dans le pays s’est transformé. Si, notamment, la Turquie devait se joindre à l’UE, ce serait l’armée qui serait tenue d’évoluer, un fait que l’armée n’est pas prête à accepter.

En concentrant son attention sur la politique étrangère de la Turquie au Moyen-Orient, le deuxième conférencier a fait valoir que ce pays est devenu un acteur politique de plus en plus important dans la région, où, par tradition, il s’est tenu un peu à l’écart. La Turquie a en effet été traditionnellement perçue comme un rempart contre les Soviétiques pour le Moyen-Orient et le monde méditerranéen. Cependant, la fin de la guerre froide a entraîné l’évolution de la politique étrangère turque et, en conséquence, le partenariat entre la Turquie et les États-Unis a perdu de son importance au fur et à mesure que les préoccupations de la Turquie en matière de sécurité se sont déplacées vers ses frontières méridionales. Compte tenu de la fragmentation de l’Iraq, des craintes alimentées par le nationalisme kurde et d’un Iran nucléaire, la Turquie se concentre de plus en plus sur le Moyen-Orient. Le conférencier a soutenu que, malgré les critiques, la Turquie n’abandonne pas l’Ouest, mais que son changement de cap coïncide avec un environnement de sécurité en évolution et le besoin de diversifier sa politique étrangère.

Selon le conférencier, cette situation se reflète dans les relations renouvelées de la Turquie avec l’Iran, l’Iraq et la Syrie. À son avis, ce changement découle des besoins énergétiques de la Turquie, en gaz et en pétrole iraniens, et de la question kurde (la Turquie s’efforçant de dialoguer avec d’autres pays qui ont une minorité kurde importante). Dans le contexte du Printemps arabe, cela a créé de nouvelles difficultés, puisque les élans démocratiques ont sapé la politique étrangère de la Turquie à l’égard du Moyen-Orient. L’approche « Zéro problème » de la Turquie a été mise au défi par les changements de régime, le pays ayant dû reconnaître les aspirations des peuples de la région visant un changement de régime. Cela a placé la Turquie devant un dilemme, celui d’être partagé entre le soutien des chefs autocratiques et les aspirations du peuple.

Groupe d’experts 5 : Le Maghreb — Un terreau fertile

Le cinquième groupe d’experts de la conférence s’est concentré sur les révolutions du Printemps arabe au Maghreb, et plus particulièrement en Tunisie et en Algérie.

Le premier conférencier a lancé la discussion du groupe d’experts en examinant les relations civilo-militaires en Tunisie, ainsi que le rôle joué par l’armée tunisienne dans les révolutions au pays. Il a fait renvoi au coup d’état manqué de l’armée tunisienne en 1962 et à la position difficile dans laquelle l’armée avait été placée. Le conférencier a soutenu que le fait que l’armée n’ait pas voulu récidiver constituait un précédent, et qu’à la suite de l’incident, elle a joué un rôle plus mobilisateur que politique dans la société tunisienne. Sous le régime du président Ben Ali, ce dernier avait tendance à privilégier ses institutions de la sécurité plutôt que l’armée et, par conséquent, celle-ci n’éprouvait pas le même sentiment de loyauté envers lui. Après le début des soulèvements, en 2011, l’armée tunisienne n’a pris aucune mesure pour défendre le président Ben Ali et les militaires sont devenus des héros aux yeux du peuple tunisien en s’abstenant de recourir à la force contre eux.

Le conférencier a ensuite tourné son attention vers la Tunisie de l’après-révolution, pour décrire les principales préoccupations en matière de sécurité que le pays doit affronter. Ses vastes frontières ouvertes avec l’Algérie et la Libye en ont fait un terrain privilégié pour le trafic d’armes. En effet, comme la partie méridionale du pays est envahie par le désert du Sahara, il est difficile de restreindre la circulation d’armes entre l’Algérie et la Libye. Certains craignent également que des groupes terroristes tels que des cellules d’Al-Qaida originaires du Soudan, du Niger et du Tchad puissent s’infiltrer dans la région. Comme la société civile et la légitimité font défaut dans les petites villes du sud, l’armée fait face à des conflits pour sévir contre le désordre provenant non seulement de l’intérieur du pays, mais aussi de l’Algérie et de la Libye.

Le deuxième conférencier a donné un aperçu de l’état actuel de l’Algérie et des relations civilo-militaires dans le pays. Il a fait valoir que l’Algérie est plus stable que dans le passé, mais qu’elle reste contrôlée par l’armée. Cependant, un bon nombre de facteurs démographiques entreront bientôt en jeu dans le pays. Actuellement, la population de l’Algérie est jeune et le pays est un producteur de pétrole et un exportateur de gaz important. Parallèlement, il y a des problèmes de chômage élevé, de corruption, d’inégalité et de manque de gouvernance. La vieille garde domine le régime politique et une division idéologique croissante sépare les jeunes des chefs militaires vieillissants. Par conséquent, des questions liées au remplacement des autorités se profilent à l’horizon.

Le conférencier a commenté les rôles de l’armée conventionnelle, de la gendarmerie et des services de sécurité dans le pays, en décrivant brièvement le rôle politique de l’armée et des services de sécurité. Bien que le pays reste officiellement une démocratie, selon le conférencier, des sources de pouvoir officieuses de ces deux organisations constituent la véritable autorité décisionnelle. Cependant, un fossé se creuse entre les officiers, car la nouvelle génération, formée en Algérie, a développé un style moins politisé que celui de l’ancienne génération et a tendance à être plus professionnelle. Le conférencier a soutenu que cette tendance pourrait avoir des répercussions importantes, étant donné que la jeune génération commence à prendre les devants et que les soldats plus âgés prennent leur retraite.

Au moyen d’un modèle élaboré par Narcis Serra dans l’ouvrage intitulé : « La transition militaire. Réflexions autour des réformes des forces armées », le deuxième conférencier a fait valoir que l’Algérie en est actuellement à la troisième étape de l’évolution politique, alors qu’elle « contrôle mais ne gouverne pas ». À son avis, l’Algérie possède actuellement un régime pluraliste contrôlé, dans lequel les politiques gouvernementales peuvent faire l’objet de débats, mais pas le régime lui-même, lequel est actuellement dominé par les services de sécurité du pays. En évoquant les perspectives de changement et la possibilité d’une révolution comparable au Printemps arabe, le conférencier a passé brièvement en revue les possibilités qui s’offrent au pays et les défis qu’il doit relever. Il a fait valoir que, si l’effort de réforme est sérieux, les pressions découlant des révolutions du Printemps arabe ainsi que les pressions exercées par la classe politique, les officiers de la nouvelle génération et les citoyens pourraient favoriser des changements institutionnels dans le pays. Cependant, le conférencier a également souligné les défis, y compris le fait que la richesse en pétrole de l’Algérie, sa faible culture démocratique et l’immaturité politique de la part de l’opposition risque d’entraver les efforts. À son avis, ces efforts pourraient facilement échouer et les pires des scénarios pourraient refléter les événements survenus en Libye, en Syrie et au Yémen. Les transitions reflétant celles que l’Égypte ou la Tunisie ont accomplies constitueraient des scénarios de réussite. Le conférencier a cependant souligné qu’une pareille transition était fort improbable, puisque l’Algérie ne possède pas les mêmes capacités institutionnelles que ces pays-là. Dans l’ensemble, il a souligné que le changement s’effectue lentement dans le pays et que les dirigeants algériens n’ont pas investi le temps nécessaire à la formation de nouveaux hommes d’État, aptes à comprendre les politiques, à en parler et à les expliquer. Il reste toutefois des possibilités de changement et de développement.

Groupe d’experts 6 : Incidence sur les partenariats de l’OTAN

Le sixième groupe d’experts de la conférence s’est concentré sur les défis que doivent relever l’OTAN et ses partenaires dans un environnement géostratégique en évolution. Dans ce contexte, l’OTAN s’est efforcée de redéfinir son approche de la région du Moyen-Orient.

La première présentation ciblait les répercussions du Printemps arabe sur les partenariats de l’OTAN. Le premier conférencier a examiné plus particulièrement les possibilités et les défis en jeu pour le Dialogue méditerranéen (MD) et l’Initiative de coopération d’Istanbul (ICI) de l’OTAN. L’établissement de nouveaux partenariats étant au cœur des priorités de l’Alliance, celle-ci se tourne vers des partenaires potentiels depuis les années 1990. Les deux principaux instruments dont s’est servi l’OTAN sont le MD et l’ICI. Le MD a pour but de favoriser la compréhension entre l’OTAN et ses partenaires méditerranéens, de dissiper les idées fausses au sujet de l’OTAN et, dans une certaine mesure seulement, de collaborer à l’instauration de la stabilité dans la région. En 2004, lors du Sommet d’Istanbul, l’ICI a été créée en partenariat avec quatre pays du Golfe : le Bahreïn, le Qatar, le Koweït et les Émirats arabes unis. Le but du programme consistait à promouvoir la stabilité régionale en ciblant des activités pratiques. L’ICI diffère du MD en ce sens qu’elle est moins multilatérale, mais le conférencier a fait remarquer qu’elle tend vers un dialogue accru entre ses membres. Il a affirmé que ce projet pourrait se développer et qu’il reste inachevé.

Bien que le MD et l’ICI aient permis de promouvoir la compréhension et la confiance entre l’OTAN et ses pays partenaires (par exemple en obtenant des contributions de troupes pour la mission en Libye), le premier conférencier a examiné les raisons pour lesquelles ces deux instruments n’ont pas progressé à un rythme plus rapide. Il a fait valoir que l’un de ces facteurs est l’environnement stratégique en constante évolution, lequel découle des soulèvements occasionnés par le Printemps arabe. Certains observateurs ont remis en question la pertinence du MD et de l’ICI à la lumière du nouvel environnement qui a été créé dans la foulée des révolutions et de la différenciation croissante entre les pays partenaires. Le conférencier a soutenu qu’il s’agit d’une question qui fait surface au sein de l’Alliance. Toutefois, il est important pour l’OTAN de continuer à renforcer les institutions de ces pays.

L’une des possibilités qui s’offrent à l’OTAN pour mobiliser la région du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord consiste à cibler la coopération pratique avec les pays qui le souhaitent, en réformant la défense et en promouvant l’interopérabilité. Cependant, le premier conférencier a soutenu que le soutien de l’OTAN devrait se limiter aux pays possédant la capacité de participer à ses opérations. Une autre possibilité concernant la mobilisation de l’OTAN dans la région pourrait consister à offrir du soutien dans le cadre d’un processus de « planification et d’examen ». Selon le conférencier, il s’agit d’une possibilité que l’OTAN pourrait envisager, mais les relations ne sont pas encore suffisamment établies pour permettre à l’Alliance de s’engager dans cette voie. De façon générale, il a souligné que la région du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord constitue une zone qui offre des possibilités de partenariat pour l’OTAN.

Le deuxième conférencier a parlé des récentes opérations de l’OTAN en Libye dans le cadre de l’opération Unified Protector . En qualité de planificateur en chef au niveau des opérations, il s’apprêtait à décrire brièvement les principales leçons que l’OTAN a tirées tout au long de ce processus. L’opération menée en Libye comportait un processus de planification dynamique (étant donné que le calendrier en fonction duquel l’OTAN opérait était grandement réduit et qu’une politique de tolérance zéro à l’égard des pertes civiles était appliquée).

Sous l’angle de la planification, les responsables de l’opération Unified Protector disposaient d’environ trois semaines pour rédiger quatre plans opérationnels (par comparaison à deux ans dans le cas de la Bosnie). L’OTAN a été forcée de réagir aussi rapidement qu’elle le pouvait dans un environnement anarchique et instable, en utilisant un processus de planification concurrent et sans bien comprendre l’environnement et les forces qu’elle aurait à affronter. Dans ce cas, les responsables de l’opération Unified Protector ont été forcés d’utiliser des renseignements provenant des médias sociaux et de l’actualité en guise d’information sur la planification. Par ailleurs, le mandat prévoyant « l’absence de bottes sur le terrain » a rendu la mission plus difficile au niveau de la planification opérationnelle.

Sur le plan des défis à relever dans le cadre de l’opération, le premier conférencier a précisé que le programme relatif aux exercices de gestion des crises de l’OTAN était criblé de lacunes aux niveaux du ciblage et de la prise de décision. De plus, il a fait remarquer que l’opération avait comporté le bagage d’expérience acquis en Afghanistan, puisque beaucoup de soldats ont supposé que des gens seraient sur le terrain pour diriger la force vers la région-cible. Dans ce cas, l’OTAN a été forcée de se fier aux forces anti-Qaddafi pour localiser les cibles. Le conférencier a fait valoir que l’aide que l’OTAN a reçue des Libyens sur le terrain a été l’élément décisif ayant permis d’assurer le succès de la mission.

Dans l’ensemble, on a fait face à beaucoup d’incertitude et d’ambiguïté dans le cadre de l’opération, laquelle a révélé un manque d’expertise et d’équipement au sein de l’OTAN (en l’absence des États-Unis comme chef). Cependant, nonobstant le processus de planification condensé et le mandat strict de l’opération, la mission s’est bien déroulée. L’opération a également été une réussite dans le domaine de la collecte et de l’échange de renseignements. Le commandement est parvenu à limiter l’auditoire des briefings sur le renseignement afin que cette information ne se propage pas à travers le monde. Parallèlement, les partenaires de l’OTAN ont réussi à échanger leurs renseignements de façon à en assurer une meilleure fusion.

Sur le plan des leçons que l’OTAN a tirées de l’approvisionnement en troupes, le premier conférencier a souligné qu’en matière d’équipement, l’OTAN avait vraiment besoin des ressources américaines. À titre d’organisation, les militaires des pays membres n’ont pas suffisamment d’architectures de renseignement, surveillance et reconnaissance (RSR), de pétroliers ou de véhicules aériens sans pilote. Le conférencier a affirmé que si l’OTAN devait de nouveau diriger la mission sans l’appui des Américains. Il a cependant fait remarquer que les pays membres ne possèdent pas suffisamment d’instruments à guidage de précision.

Opérations canadiennes actuelles

La dernière séance du symposium donnait un aperçu de la participation des Forces canadiennes en Libye dans le cadre de l’opération  Mobile et de l’opération Sirius , maintenant l’opération Metric , et comportait des conférences par un commandant de la composante maritime et un commandant de la composante aérienne. Leurs exposés s’appuyaient sur la présentation précédente, dans laquelle étaient mis en relief les défis liés à la coordination des forces armées de multiples pays dans le cadre d’une mission donnée.

Conclusion

Ce symposium de recherche, présenté conjointement par le Collège des Forces canadiennes (CFC), le CESN et le NDC, avait pour but de réunir des universitaires et des officiers supérieurs, afin d’examiner les répercussions du « Printemps arabe » sur l’organisation des forces armées dans plusieurs pays clés de l’ensemble du Moyen-Orient, ainsi que ses conséquences pour les deux partenaires de l’OTAN dans cette vaste région. Le changement de régime politique dans un bon nombre de pays arabes du Moyen-Orient exhorte les forces armées de ces pays à redéfinir leur rôle et leurs relations avec les autorités civiles, surtout en vue de maintenir leur légitimité institutionnelle. Les militaires des pays non arabes de cette région, comme la Turquie, l’Iran ou Israël, devront également évaluer les répercussions à long terme du Printemps arabe pour eux.

Pour les pays membres de l’OTAN, il est crucial de mieux comprendre ces répercussions à long terme afin de pouvoir évaluer comment leurs relations avec les militaires du Moyen-Orient pourront évoluer à l’avenir. Afin de permettre aux pays membres de l’OTAN et MD-ICI de revoir ou, s’il y a lieu, de réorganiser leur partenariat, il est nécessaire de comprendre ce qui se passe au sein des organisations politiques et militaires de la région. C’est dans cette perspective qu’a été présenté le symposium international de recherche, en vue d’aider les décideurs à définir une approche commune de l’OTAN à l’égard de la région.

Ce symposium a connu un franc succès. Comme l’a fait remarquer un participant dans sa lettre de remerciements officielle : « le choix du thème était opportun et novateur et l’organisation, remarquable. De plus, l’esprit de collaboration, le service et l’hospitalité canadienne traditionnelle prévalaient. » Et, par-dessus tout, cet événement a permis de renforcer les liens institutionnels entre les deux collèges de la défense. Selon le brigadier-général Craig Hilton : « Cette réunion de nos collèges est la première en son genre. Elle émane de la conscience partagée des défis en matière de défense et de sécurité qui découlent de ce qu’il est aujourd’hui convenu d’appeler le Printemps arabe. » Selon le directeur de la division de recherche du NDC, M. Karl-Heinz Kamp, Ph. D., cet événement a été organisé avec professionnalisme et augure bien pour une collaboration accrue entre le NDC et le CFC.

Lcol Angelo Caravaggio
Directeur, CESN

M. Pierre Pahlavi, Ph. D.
Directeur adjoint, CESN

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